Est-il possible de fabriquer soi-même de l’alcool ? Oh que oui ! Bouilleurs de cru, distillateurs, brasseurs :
la pratique a ses adeptes. On a été à leur rencontre.

Cet article est né d’une idée à la con : y aurait pas moyen de fabriquer notre propre alcool ? Quelques tutos existent sur YouTube et on trouve même une fiche dédiée sur le site Marmiton, mais comme on a complètement zappé nos cours de chimie et qu’on a moyennement envie de niquer une cuisine, on a consulté les Pages Jaunes. Bingo : le métier de distillateur existe.

Le premier coup de fil est le bon : un certain Dominique Coudé nous donne rendez-vous un matin d’hiver dans la localité de Saint-Sevrant, dans le Morbihan rural. « Amenez du cidre avec vous et on verra ce qu’on peut en faire. » On s’est donc démerdé à remplir un bidon de vingt litres qu’on a chargé dans le coffre de la voiture, et roule ma poule.

Arrivés sur place, l’épaisse fumée qui se dégage de la chaudière se voit de loin. Avec en-dessous, une carriole sur laquelle repose l’alambic que Dominique Coudé trimballe « huit mois de l’année, cinq jours sur sept », sur un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Josselin où il réside. Il est l’un des vingt distillateurs encore en activité dans la région. Dans les années 50, ils étaient plus de 300…

« Je me suis garé à côté d’un ancien lavoir car faut une réserve d’eau pour la colonne de refroidissement », précise le quinquagénaire, affairé à installer le matos alors que les premiers clients, prévenus par une petite annonce parue dans le journal, débarquent. En tracteur pour la plupart.

L’équipement de Dominique Coudé est sommaire : une grande cuve où transférer le liquide à distiller – en l’occurrence du cidre –, chauffé par un foyer alimenté au bois, un chapiteau d’où s’échappent les vapeurs d’alcool et un serpentin réfrigérant. À la sortie de la tuyauterie, c’est une liqueur plus ou moins pure qui s’écoule et qu’il est possible de doser grâce à un densimètre.

Pour l’eau de vie de cidre (la « gnôle » en VO), le distillateur cale sa machine pour obtenir un liquide à 50°. « Attention hein, c’est pas fait pour boire sec ! », rigole un des clients arrivé en Massey Ferguson, avec dans sa remorque deux tonneaux de 225 litres. « C’est un restant de vieux cidre, explique l’agriculteur retraité, en trempant son doigt dans le filet de liche artisanal qui coule dans un seau. Plutôt que de le foutre à la douve, je le transforme. »

En une vingtaine de minutes, la magie opère : le cidre est aspiré et passe dans la machine infernale pour obtenir de quoi remplir un tonnelet de 20 litres d’eau de vie, facturé 50 €, soit la rémunération du distillateur. Pas de taxe, le client étant venu avec une démarche signée de sa belle-mère. Ce « privilège du bouilleur de cru » remonte à l’époque napoléonienne et permet aux personnes ayant des arbres fruitiers sur leur propriété d’en être exonérées. « Mais ce droit a cessé en 1959, par conséquent il ne concerne plus que des gens au minimum septuagénaires, précise Dominique Coudé. Ça représente encore plus de 80 % de ma clientèle mais le pourcentage tend à diminuer, forcément… »

Pour les autres, il leur faut s’acquitter d’une taxe relativement dissuasive : 87 € les dix premiers litres d’eau de vie, 174 € au-delà. C’est ainsi que nos vingt litres de cidre, transformés en un litron de gnôle, nous ont été facturés une petite dizaine d’euros. Tout le monde peut-il faire comme nous ? « En théorie oui, mais il faut m’apporter la preuve que vous possédez un terrain avec des arbres fruitiers. » Pour chaque prestation, il réalise une fiche avec identité du client et numéro de cadastre, la pratique étant surveillée de près par les douanes…

Si la distillation et la production d’alcool fort nécessitent ces autorisations, la réalisation artisanale de bière s’avère en revanche plus freestyle. C’est ainsi qu’on s’est retrouvé chez Julien, 22 ans, qui depuis la ferme de ses parents près de Redon brasse sa propre binouze. Le tout, à la cool et avec du matériel de récup’.

« Tout mon équipement est fait maison. J’utilise des vieilles marmites, des cuves de lait, des grilles d’engins agricoles…, énumère ce garçon qui, en l’espace de deux années, a déjà réalisé une quinzaine de brassins de 20 litres chacun pour lui et ses potes. J’ai eu très peu de ratés. Si tu respectes bien les phases de chauffe, de filtration et de fermentation, ainsi que les différents paliers de température, ce n’est pas très compliqué. Faire de la bière, c’est de la cuisine. Suffit de suivre la recette. »

Une mousse “do it yourself” qui forcerait presque le respect tant il apparaît plus simple d’acheter un pack au Super U du coin. Bah ouais, pourquoi se faire iech’ alors que les rayons de nos supermarchés regorgent de bières aussi diverses que variées ? Julien, lui, ne voit pas vraiment la chose comme ça. « Au-delà du plaisir à faire sa propre bière, c’est l’envie de produire quelque chose de qualité qui me motive. Mes parents sont dans l’agriculture biologique, je suis donc sensibilisé. Et puis, j’ai toutes les matières premières sur place : blé, orge, houblon, herbes… Un peu dans l’esprit des paysans-brasseurs : de la terre à la bière ».

Actuellement saisonnier, ce passionné de botanique n’exclut d’ailleurs pas de se lancer à 100 % dans la bibine. Et rêve de commercialiser, un jour, une bière fine de dégustation. « En m’équipant d’une cuve supérieure pouvant produire 500 litres deux fois par semaine, je pense que c’est rentable. On serait sur un tout autre modèle, avec de nouvelles contraintes de normes et d’hygiène, mais ça me botterait bien. » Un pas qu’a franchi Dave Bednarowicz il y a un an en lançant La Belle Joie, l’une des 600 micro-brasseries que compte actuellement la France.

C’est à son domicile de Kervignac, pas loin de Lorient, que l’auto-entrepreneur a installé un espace spécialement dédié à sa nouvelle activité. « J’ai commencé en amateur il y a une dizaine d’années, il a fallu du temps avant de prendre le coup de main et trouver les bons dosages. »

Il a investi 25 000 euros pour s’amé-nager un petit local et acheter du matos de pro : cuves, mélangeur, fermenteur, pompes… « Ma dernière acquisition : une étiqueteuse, j’en pouvais plus de tout faire à la main ! » Pour sa première année d’activité, Dave a produit « 60 hectolitres de six sortes de bières, blonde, blanche, brune, ambrée, pale ale et tripel », ce qui fait un peu plus de 18 000 bocks de 33 cl qu’il vend sur les marchés et à certains restaurateurs du coin.

« Faut le faire par passion, clairement, parce que pour l’instant je suis encore loin de me faire un Smic, souffle le quadra, ancien militaire. Heureusement qu’il y a les revenus réguliers de ma femme. » De quoi regretter de s’être lancé dans pareille aventure ? « Ah non ! C’est un vrai plaisir de faire déguster ses bières aux clients. » On peut confirmer à notre petit niveau, vu qu’on a aussi fini par goûter le litre de gnôle ramené de notre périple à Saint-Sevrant. Verdict ? « Faut le boire d’un cul sec, autrement ça vous brûle la langue ! »

Régis Delanoë
et Julien Marchand
Photos : Bikini
Paru dans BIKINI#21