C’est un classique des toilettes publiques. A la fac, dans les bars ou sur les aires d’autoroute, dur d’échapper aux tags sur les murs de ces lieux. Une pratique secrète aux motivations multiples.

Tout le monde a déjà lu dans ses toilettes. Un livre, un magazine, une BD. Assis sur la cuvette, chacun a pu trouver en ce moment de pause et d’intimité la bulle nécessaire pour parcourir quelques pages en toute quiétude. Un plaisir auquel s’adonnaient même les plus grands écrivains. De James Joyce à Henry Miller, en passant par Jean-Jacques Rousseau (« Je lisais à la garde-robe et je m’y oubliais des heures entières », avouait-il dans Les Confessions), tous revendiquaient leur amour de la lecture sur chiottes.

Si la majorité d’entre nous se contente de bouquiner, certains vont plus loin et décident de passer de l’autre côté du crayon. Faisant des cabinets, de ses murs et de ses portes, un lieu d’expression où n’importe quelle pensée peut être couchée. Que ce soit à l’université (mention spéciale aux chiottes de la B.U de Rennes 2), à la gare, dans la rue ou sur une aire d’autoroute, la plupart des toilettes publiques regorgent d’inscriptions en tout genre. Un enchevêtrement de mots et de gribouillis, parfois stylisé, souvent bordélique, comme un condensé brut de l’esprit humain. On dira presque du Jean-Michel Basquiat des fois. Si si.

Des graffitis aux natures diverses. Parmi les plus récurrentes : les petites annonces de cul. à l’heure d’Internet, les murs des chiottes résistent et apparaissent toujours comme un incontournable pour certains à la recherche d’un one shot. « JH 44 ans pour JF 30 ans pour moments agréables », « Bisexuel la cinquantaine cherche relation. RDV dans la journée », « Mec pour mec au 06 41 77… »,  ou le plus codé « HBI CH F/CPL ici 18h45 samedi », pouvait-on lire dernièrement dans des WC de bord de route du côté de Brest et de Lorient.

« La drague en plein air »

Géographe à l’université d’Angers, Stéphane Leroy a pas mal bossé sur ce qu’il appelle les « interactions sexuelles impersonnelles » dans l’espace public. Parmi les principaux spots recensés : les bois, les parkings, les chantiers, les cimetières et, bien sûr, les vespasiennes et autres blocs sanitaires. Des lieux où on consomme surtout sur place, bien que cela soit interdit (selon l’article 222-32 du code pénal, une relation sexuelle dans un lieu public peut être sanctionnée de 15 000 euros d’amende et d’un an de prison).

Un phénomène qui, selon notre universitaire, concerne quasi exclusivement les rencontres gay. « Cela ne veut pas dire que tous ces dragueurs sont des homos revendiqués, loin de là. Il peut s’agir d’hommes mariés qui, grâce à ces lieux cachés et secrets, peuvent assouvir leur sexualité sans être obligés de passer par un bar ou une boîte gay où ils n’osent pas aller. »

Alors que « la drague en plein air » a pris du plomb dans l’aile avec la géolocalisation via des applis smartphone comme Grindr ou Tinder, Stéphane Leroy estime cependant que ces endroits ne sont pas prêts de disparaître. « Au-delà du fantasme, c’est l’aspect transgressif qui plaît. Ces dragueurs modifient l’usage commun d’un lieu en se l’appropriant. C’est une façon pour eux de défier la norme hétérosexuelle qui façonne les espaces publics. »

Si les murs des toilettes offrent aux corps la finalité de s’exprimer, l’esprit n’est pas en reste. Slogans militants, réflexions philosophiques et invectives citoyennes fleurissent également entre la poignée de porte et le dérouleur à PQ. Avec parfois des discussions à coup de réponses fléchées qui s’instaurent entre différents participants.

Des dialogues politiques que Denis Colombi, doctorant en sociologie à Sciences Po Paris, s’est amusé à observer. D’après lui, ces échanges reposeraient sur un principe similaire à tous ceux auxquels on a l’habitude d’assister. « Il y a des gens qui discutent d’un sujet, et d’autres qui commentent leurs discussions, éventuellement en s’en moquant ou en remettant en cause sa légitimité ou sa forme. C’est exactement ce qui se passe quotidiennement dans le débat public français, affirmait-il dans un de ses articles. Mais pourquoi prendre la peine d’interrompre ou de prolonger son passage aux lieux d’aisance pour ajouter une intervention à un débat dont on n’est pas sûr qu’il s’agisse bien d’un dialogue ? (…) La meilleure explication que je puisse trouver est la suivante : les graffitis ont toujours été une pratique profondément agonistique, c’est-à-dire une forme de lutte et d’affrontement par l’écriture. Il s’agit de se mesurer aux autres. Un affrontement où on rivalise d’à-propos, d’esprit ou même de culture. »

« Le volet nihiliste de l’expression urbaine »

Si vous pensez que l’écriture aux commodités est récente, sachez que ce phénomène est en réalité presque aussi vieux que les toilettes elles-mêmes. Les premières traces de graffitis dans les latrines remontent à l’Antiquité. Et Pompéi, de par son état de conservation, en constitue le plus bel exemple avec ses inscriptions gravées, peintes ou écrites au charbon de bois. On y retrouve des petites annonces explicites (« une bite pour cinq sesterces »), des souvenirs de voyageurs (« Avons séjourné à Pompéi le 6 des calendes de septembre ») ou, tout simplement, l’expression d’hommes heureux de se soulager (« Je vais accoucher d’un caca »).

Des messages qui font marrer la fine équipe de Graffitivre, un Tumblr génial recensant les tags les plus débiles et les plus absurdes. « D’un point de vue historique, c’est intéressant de se rendre compte qu’à l’époque de l’Empire romain tout le monde ne parlait pas comme Cicéron et qu’il y avait aussi du latin vulgaire, constate Guillaume, l’un des fondateurs du blog qui, après une année de collecte, compte plus de 700 photos. La grande majorité des tags sont pris dans la rue, mais on en a aussi repéré dans des toilettes. Les chiottes de facs sont généralement un bon foyer à graffitis. C’est sans doute dû à l’ennui… »

Et il est vrai que les sanitaires des universités bretonnes offrent toujours un passage ponctué de blagounettes, de jeux de mots foireux ou de réflexions plus ou moins profondes. Des inscriptions pas toujours de bon goût, mais salvatrices selon la team de Graffitivre : « à l’heure où le street art monopolise nos murs et devient de plus en plus sérieux, ces écrits spontanés font du bien. Ça ne cherche pas à faire dans l’artistique ou dans le poétique. C’est juste quelqu’un qui prend un feutre pour laisser un message à la con. On est clairement ici dans le volet nihiliste de l’expression urbaine. »

Julien Marchand
Photos : Bikini
Paru dans BIKINI # 21