Cadavres de bouteilles, potes arrachés et galettes dans le jardin : chaque fête révèle son incontournable lot de photos. Mais nom d’une pipe, pourquoi ?
Il est 2 h du mat’. Ou peut-être 3 h. À vrai dire, tu as arrêté de regarder l’heure en même temps que tu as arrêté de compter les verres que tu enquillais. T’es à une soirée, t’es avec tes potes, la musique est bonne, t’es heureux. Ce moment de bonheur, comme souvent, tu vas vouloir l’immortaliser. Tu sors ton appareil photo et la petite lumière qui clignote à côté de l’objectif crée spontanément une petite meute autour de toi.
L’un lève son bock, une copine exhibe son joint, un malin fait un V avec sa main sur le cœur façon wesh-wesh. Le selfie posté dans la foulée sur Facebook fera un max de likes, tout comme les autres photos que tu prendras jusqu’au petit matin. Un gars bourré en train d’uriner, une table jonchée de cadavres de bouteilles, deux filles qui se galochent en souriant, et puis pourquoi pas une petite galette, ma foi ça peut arriver. Ne fais pas l’innocent, tu vois très bien comment ça se passe.
À l’époque de l’argentique, ces clichés n’existaient pas. Question d’économie de pellicule. Les rares qui étaient pris restaient honteusement cachés dans les boîtes à chaussures, loin des honorables albums souvenirs. Aujourd’hui en revanche, tu peux les diffuser partout sur les réseaux sociaux. Et ça cartonne. La version web du magazine Vice en a même fait une rubrique phare, baptisée “Petit bout de paradis”. Le Finistérien Basile (et son jetable) a contribué à la série, avec ses photos destroy prises lors de soirées qu’il passe du côté de chez lui à Quimperlé.
De l’art punk où une flaque de vomi s’admire avec autant d’attention que Les Nymphéas de Claude Monet. « En soirée, les gens sont plus désinhibés, explique-t-il. Et comme moi-même je le suis plus aussi, je shoote à l’instinct, sans réfléchir dix ans au cadrage ou à la lumière. C’est le charme de la photo de soirée d’ailleurs : ce côté instantané, où tu immortalises à des moments improbables des gens dans des situations qui les font sortir de leur quotidien. »
Ce phénomène, c’est aussi un des domaines d’étude des sociologues de la fête. Car oui, cette matière est tellement formidable qu’il existe des sociologues de la fête, tels Philippe Joron, interrogé sur le sujet. « Prendre des photos en soirée et les partager sur la toile nourrit le narcissisme, analyse l’universitaire. On sacralise son quotidien, on en fait de l’événementiel : “Regardez, je suis allé à telle soirée, avec telle personne, voyez comme ma vie est géniale…” »
Autrement dit, tu ne t’en rends pas forcément compte mais t’aurais une fâcheuse tendance à adopter une posture, à te magnifier un peu en montrant combien tu sais faire des trucs de fou. « Faire n’importe quoi en soirée sous l’emprise d’alcool et de l’effervescence collective, ça a toujours existé, poursuit le sociologue. Seulement l’environnement technologique a changé et permet de faire partager ses délires instantanément via les réseaux sociaux. Les mecs qui ont volé un lama, s’ils avaient attendu de dégriser, peut-être n’auraient-ils pas relayé leurs photos sur le Net… »
Vous l’aurez compris, Philippe Joron n’est pas fan de cette tendance qu’auraient les jeunes d’aujourd’hui de prendre la pose avec des tronches de cake. « Mais en vrai, ces fêtes sont dans la droite lignée des cérémonies sacrées de l’Antiquité, ose-t-il. Aujourd’hui bien sûr on ne procède plus à des sacrifices mais il faut quand même que la fête laisse une trace, qu’elle génère un trophée : une voiture incendiée dans un cas extrême, un alignement de bouteilles vides dans une soirée de manière plus banale. Immortaliser ces trophées par des photos sert à les authentifier comme tels. » À méditer.
Passons à un autre sociologue spécialiste de la question. Vu qu’ils sont plusieurs, profitons-en. Christophe Moreau travaille au cabinet d’études Jeudevi à Paimpont, en Ille-et- Vilaine, un bureau spécialisé dans les sciences humaines et sociales. Pour lui, ces photos, aussi futiles paraissent-elles, peuvent jouer un rôle.
« Prenez une bande de jeunes en soirée, au domicile de l’un d’eux comme c’est de plus en plus coutume. Ils sont coupés du monde extérieur et peuvent potentiellement faire tout et n’importe quoi, y compris le pire. Avec les smartphones, ils se prennent en photo, qu’ils partagent et commentent ensuite sur la toile. Inconsciemment, ils réintroduisent du contrôle social. C’est Big Brother qui scrute vos attitudes, vos vêtements… Mieux vaut garder le contrôle de soi, ne pas être trop déchiré. C’est de l’auto-modération. »
Un point de vue intéressant, né d’un constat qu’il explique : « Les rituels festifs ont toujours existé mais, autrefois, les fêtes au village et fêtes des battages par exemple réunissaient tous les âges. Le phénomène global de repli générationnel, qui s’est amplifié depuis le début des années 2000, est selon moi la principale cause des débordements. Les jeunes expérimentent l’excès entre eux, sans que ça puisse être régulé par leurs aînés. C’est là que les photos et leur partage sur le Net entrent en jeu. Elles ont un rôle de régulation. » Et puis ça fait de Mark Zuckerberg l’heureux possesseur du plus fantastique album photos de notre si belle époque.
Régis Delanoë
Photos : Basile et son jetable
Article paru dans BIKINI #16
Le phénomène Nono Le Photographe
Sachons le reconnaître avec honnêteté : on est chaque jour un peu plus jaloux de la Lorraine depuis qu’on a découvert Nono Le Photographe, devenu en quelques mois, par la magie des réseaux sociaux, le photographe des discothèques le plus célèbre de France.
Sa page Facebook revendique plus de 5 000 fans et son cercle d’admirateurs va bien au-delà de son terrain de chasse : le monde de la nuit autour de sa ville d’Épinal. « Dans mon club photo, je suis le seul à traiter du sujet. Quand les autres voient mon succès, ils sont forcément un peu envieux. »
Nono – Bruno de son vrai prénom – est un retraité de l’usine Michelin du coin. « Un jour, un ami DJ m’a invité à l’accompagner à la soirée d’ouverture d’une nouvelle boîte. Comme j’ai toujours aimé la photo, j’y suis allé avec mon appareil et j’ai passé ma soirée à shooter les clients. Ils trouvaient ça tellement super et moi aussi que depuis j’y passe tous mes week-ends. Certains soirs j’enchaîne deux discothèques et je dois encore refuser des invitations. »
Mais bon sang, qu’est-ce qui l’attire ainsi ? L’argent ? « Je ne suis pas rémunéré. Juste parfois, j’accepte un verre ou deux quand on me le propose. » La fête ? « J’aime voir les jeunes s’amuser. J’aime bien blaguer avec eux. » L’art ? « On peut dire ça oui ! La photo de boîte, c’est compliqué quand on ne maîtrise pas. Y a plein de lumières dans tous les sens, ça bouge… Mes photos étaient pourries au départ. »
Celles actuelles sont fantastiques de naturel, pleines de gens qui s’éclatent comme des foufous sur le dancefloor, gin-tonic en main, imprimé RG512 sur le poitrail et duckface en guise de sourire. Un tableau sans fard de la jeunesse de France qui ne se soucie ni du bon ni du mauvais goût. « Vous avez pas des photographes comme moi en Bretagne ? » Non, pas aussi génial que toi Nono, malheureusement.