IL Y A 40 ANS, YVES VAULÉE SE LANÇAIT DANS UN COMMERCE INÉDIT DANS LA RÉGION. À LORIENT, CET ANCIEN CUISTOT INAUGURAIT « HARMONIE », LE TOUT PREMIER SEX-SHOP BRETON. UNE ÉPOQUE PROPICE, EN PLEIN ÂGE D’OR DU X FRANÇAIS.
Flashback. Nous sommes en 1976. Valéry Giscard d’Estaing vient de fêter ses deux premières années à l’élysée, le Concorde effectue son premier vol commercial, Taxi Driver remporte la Palme d’or, Michel Platini honore sa première sélection chez les Bleus et Daddy Cool de Boney M tourne en boucle sur nos transistors. She’s crazy like a fool : je crois qu’on peut le dire, cette France des années 70 est assez dingue. Un pays qui bouge économiquement, socialement, mais aussi sexuellement : émancipation féminine, assouplissement des mœurs et libération des pratiques sexuelles. Dans la continuité des avancées portées par cette révolution des corps, un nouveau type de boutiques s’apprête à faire son apparition dans nos rues : les sex-shops.
Après plusieurs décennies d’illégalité et de ventes déguisées (les fameux masseurs de joue des catalogues La Redoute), le contexte apparaît désormais favorable à l’éclosion de ces échoppes qui, depuis la fin des années 60, commencent à se développer à Paris et dans les grandes villes françaises (lire ci-dessous).
En plein cœur de ces seventies bouillonnantes, la Bretagne va elle aussi sauter le pas. Tel le Pablo Escobar du néon rose clignotant, Yves Vaulée va inscrire son nom en tête du pan-théon des dealers bretons de godemichets. Une histoire qui a commencé presque par hasard.
« Entre une cordonnerie et une quincaillerie »
« Dans les années 70, j’étais cuistot à Nantes. En revenant de l’armée, j’y avais atterri comme chef de cuisine dans une maison qui s’appelait Les Cadets de Gascogne. C’était un resto où on avait l’habitude d’accueillir des mecs du “milieu” qui venaient manger en pleine nuit et jouer au poker. »
Dans cette troupe d’affreux jojos, se côtoient des anciens patrons de bordels officiellement rangés des voitures, des tenanciers d’établissements nocturnes, des petites mains… « Un soir à 2 h du matin, le chef de la bande, un Corse, vient me voir dans ma cuisine et me demande combien je gagne. Je lui réponds et là il me dit avec son accent : ça te dirait pas de te faire des couilles en or ? Forcément, je dis oui. »
Dès le lendemain, avec l’accord de son patron, lui aussi dans l’affaire, Yves se voit proposer de devenir le cinquième associé d’un nouveau sex-shop. La clique souhaite l’implanter en Bretagne, encore vierge de ces enseignes. « Cela faisait quelques années qu’ils étaient dans ce business. Ils en avaient déjà à Bordeaux, Toulouse, Perpignan… Je ne savais pas ce que c’était mais, comme ça avait l’air de marcher, je me suis lancé. »
Âgé de 39 ans, Yves décide donc de laisser tomber ses casseroles et implante la future affaire à Lorient. Un pas de porte est trouvé rue du Maréchal Foch, l’une des artères lorientaises les plus commerçantes à l’époque, « chez un ancien photographe, entre une cordonnerie et une quincaillerie ».
Baptisée Harmonie, la boutique ouvre en février 1976 et accueille les premiers curieux intrigués par le rideau à pompons en guise de porte d’entrée. « C’était nouveau pour tout le monde. Il y avait donc une curiosité à venir voir ce que c’était », situe Yves qui, durant l’année l’ouverture, rachète les parts de ses associés pour devenir le seul propriétaire. Un investissement qu’il ne regrettera pas.
S’il se fait une clientèle en proposant des produits et gadgets introuvables ailleurs (« à Lorient, il n’y avait que chez moi qu’on pouvait acheter des poupées gonflables »), c’est grâce aux films qu’il va véritablement gagner sa croûte, « trois à quatre fois plus que lorsque j’étais cuisinier ».
La grande époque du X
Car en cette moitié des années 70, la France nage en plein âge d’or du X. Une époque révolue où les films érotiques étaient projetés dans des cinémas traditionnels, où Emmanuelle attirait près de neuf millions de spectateurs et où Exhibition de Jean-François Davy était sélectionné pour le Festival de Cannes. Un temps échu où le porno était perçu comme un symbole de liberté par ses protagonistes, autant capable de briser des tabous sociétaux que de proposer des œuvres artistiques aux scénarios les plus fous (comme dans Le Sexe qui parle où le vagin de Pénélope Lamour se met à lui faire la conversation).
Jusqu’au vote de la loi X en décembre 75 qui fait de ces productions des films à part (TVA majorée, absence de subventions publiques…). Une régulation qui va avoir la peau des cinémas spécialisés (entre 1975 et 1981, leur nombre chute de 200 à 72), au profit des sex-shops qui récupèrent le filon. Dès son ouverture, Harmonie dispose donc d’une salle de projection de douze places. « On avait un film à l’affiche par semaine. On le faisait tourner toute la journée. C’était 10 francs la séance. » En complément, cinq cabines individuelles sont proposées. Ici, pas de longs-métrages mais des films en super 8. « Là, je facturais au quart d’heure : 5 balles. Et c’était plein : à 1 h du matin, j’étais obligé de faire sortir les clients… »
Stock de cassettes pour les pêcheurs
Avant que ne déboule le format VHS à la toute fin des années 70. La grande époque pour Yves qui fait tourner sa boutique 365 jours par an. « Les cassettes étaient relativement chères, aux alentours de 300 francs (environ 45 €, ndlr), mais on en vendait énormément. » Le boss de l’Harmonie – renommée plus tard Love Love – peut alors compter sur une clientèle fidèle (« les habitués passaient en moyenne une fois par semaine. Et certains sont restés jusque la fin, comme ce monsieur de 84 ans qui avait ses petites habitudes ») et des commandes XXL (« j’avais un patron pêcheur qui, plusieurs fois dans l’année, venait m’acheter un stock de cassettes. Quand il partait en mer pendant plus d’un mois, il fallait bien calmer ses gars à bord le soir… »).
Durant toutes ces années, Yves Vaulée verra des concurrents s’installer dans la région. Certains se casseront la gueule, d’autres résisteront, à l’image de l’Harmonie qui tiendra jusqu’en juillet 2013. « Internet a changé la donne. L’arrivée de grandes surfaces comme les Dorcel Store ne nous a pas non plus fait du bien. Disons qu’après 37 années d’activités, c’était le moment d’arrêter », estime le bonhomme, aujourd’hui âgé de 78 ans, pour qui les heures des sex-shops à l’ancienne sont désormais comptées. « D’ici quelques temps, je pense qu’il n’y en aura plus. Beaucoup ont déjà fermé. » Le moment sera alors venu pour chacun de ressortir ses catalogues La Redoute.
Julien Marchand
Paru dans BIKINI#26
« Sous le manteau »
Entretien avec Baptiste Coulmont, sociologue à l’Université de Paris 8 et auteur de l’ouvrage Sex-shops, une histoire française.
Avant l’ouverture des sex-shops, où pouvait-on se procurer des articles érotiques ou pornographiques ?
à partir des années 1920, il existe des librairies libertines qui, en plus des ouvrages, commercialisent quelques produits et gadgets. Il y a aussi beaucoup de ventes par correspondance, que ce soit par des vendeurs spécialisés (basés à l’étranger le plus souvent) ou par des entreprises comme La Redoute qui proposent des vibromasseurs en les camouflant sous d’autres noms. Ces articles étant considérés comme des outrages aux bonnes mœurs, il y a enfin du commerce clandestin de la part de particuliers, de kiosquiers et de boutiques de lingerie. La vente se fait alors sous le manteau.
Ces ventes clandestines durent-elles longtemps ?
À partir de 1972, on voit des décisions de justice qui concluent que ces objets ne posent pas de problème en eux-mêmes.
Comment sont nés les premiers sex-shops ?
À l’origine, il s’agit souvent de personnes qui tenaient des librairies érotiques. Elles se sont rendu compte que vendre des articles pornographiques était intéressant financièrement. Ça a aussi été le cas pour de nombreux vendeurs de souvenirs.
Quand on imagine les sex-shops de la première heure, on pense à des lieux ouverts, avec un public mixte. Est-ce une vision fantasmée ?
C’était le cas au tout début, avant que ces magasins n’installent des cabines de projection suite au vote de la loi X. à partir de ce moment-là, les sex-shops deviennent des lieux de consommation sexuelle et vont faire l’objet de nombreuses régulations : entrée interdite aux mineurs, vitrine opacifiée… Tout cela a transformé ces commerces en des boutiques telles qu’on les connaît aujourd’hui.