bar-ouvRUSTIQUES, OLD SCHOOL, HORS DU TEMPS… NOUS SOMMES PARTIS À LA RECHERCHE DE CAFÉS COMME ON N’EN FAIT PLUS. « RADE TRIP » DANS UN MONDE EN VOIE DE DISPARITION.

Il existe des lieux que les initiés se partagent secrètement. Des adresses qu’on se refile sous le manteau, qu’on dévoile uniquement aux personnes de confiance, aux amis de toujours et à ceux de demain. Tels des coins à champignons ou des spots à Pokémons, une catégorie de bistrots fait partie de ces endroits d’exception : les vieux bars de campagne. Des établissements comme on n’en fait plus, toujours dans leur jus, où rien ne semble avoir bougé depuis la mort de René Coty (« Un grand homme, il marquera l’Histoire »). Des rades hors du temps, loin des modes, des tendances, où on ne sert ni mojito ni latte macchiato.

bar-1Prenons Le Tue Mouches, à Plurien dans les Côtes d’Armor. Situé face à l’église de ce bourg de 1 430 habitants, ce bar à la façade en pierres de taille s’est imposé au fil de son histoire comme une étape obligatoire pour tous les amateurs de troquets authentiques. Nous y avons mis les pieds un mardi matin, à la découverte de Pierrette, la volubile patronne. Une “gueule” et une gouaille qui méritent pleinement de faire un crochet depuis la RN12. « Salut les gars ! Alors, qu’est-ce que je vous sers ? », nous lance-t-elle à peine entrés comme si nous étions des habitués.

« Du cidre dans ses analyses d’urine »

Ici, tout le monde semble se connaître : ça se marre, ça demande des nouvelles de la famille, ça raconte des conneries (« mon fils s’est amusé à mettre du cidre dans ses analyses d’urine, forcément ça s’est vu », raconte le plus sérieusement du monde une cliente), les gens à table discutent avec ceux postés au comptoir et, au milieu, Pierrette, 62 ans, garante de la bonne ambiance et de la tenue des discussions.

bar-2« Le bar a été créé par mon arrière-grand-mère. C’est la vie qui a fait que je l’ai repris. Je suis née ici. Déjà toute petite, je servais les clients… », raconte celle qui depuis 1981 dirige l’établissement avec sa sœur Isabelle et son frère Guy. Si Pierrette trône derrière son comptoir en bois, ces deux derniers officient à la boucherie-charcuterie, séparée par une simple porte battante et dont les clients usent pour passer d’une pièce à l’autre avec du saucisson ou de l’andouille à l’heure de l’apéro.

« Les touristes repartent avec des bouteilles »

Un moment de la journée qui a fait la renommée de Pierrette, grâce à un cocktail dont elle seule a la secret et qui donnera d’ailleurs son nom au bar : Le Tue Mouches. « C’est une recette qui a été inventée par un gars du Nord. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a sept choses dedans, dont six alcools. » Dans ce breuvage de couleur noire, on y devine une note de Picon, une autre de muscadet. Pierrette opine de la tête mais n’en dira pas plus, alors qu’on en commande un deuxième dans la foulée (il est taquin, on s’y fait vite).

« Chaque été, j’ai des touristes de passage qui le découvrent et repartent avec plusieurs bouteilles : Belgique, Ukraine… » Rencontré au Tue Mouches, Stéphane, un guide touristique local, prévoit d’ailleurs de faire du bar l’une des étapes de son circuit. « Pierrette est un personnage de la commune : ça me semblait difficile de ne pas passer la voir. Et puis ce genre de café, c’est à la fois authentique et insolite. On ne voit pas ça tous les jours. » On confirme.

bar-9À quelques kilomètres de là, à Planguenoual, un troquet fait lui aussi partie de ces établissements uniques. Tenu par Armelle Bourdais, une petite dame de 83 ans dépassant à peine du comptoir, ce café-épicerie « ouvert tous les jours, même Noël » appartient au patrimoine vivant de la commune.

Des tasses Arcopal aux motifs fleuris à la devanture signée des vins Père Benoît : une déco coincée à l’époque des Côtes-du-Nord, mais toujours plus jolie que celle d’un Starbucks. Si la clientèle se fait de plus en plus maigre, Armelle compte tenir la boutique le plus tard possible. Et ainsi continuer à faire vivre la maison ouverte par sa grand-mère. « Je ne me vois pas encore arrêter, c’est devenu une habitude. Je préfère voir quelques clients par jour que de rester toute seule à la maison. »

bar-10Un discours également tenu par Simone Cloarec, Trégorroise de 87 ans et doyenne des bistrotières bretonnes. C’est au Dresnay, un lieu-dit dans la cambrousse de Loguivy-Plougras, que cette dame habillée d’une blouse nous a reçus alors qu’elle venait de fermer les volets.

Installé au rez-de-chaussée d’une vieille maison de ferme, ce bar est du genre rudimentaire : pas de comptoir mais un bout de table, pas de chaise (seul un banc et deux tabourets sont disposés), pas de tireuse à bière mais des Kro à température ambiante, pas de machine à expresso mais une simple cafetière. On a vraiment l’impression d’aller boire un coup chez sa mamie, surtout quand elle ouvre sa boîte à biscuits et nous offre des crêpes enveloppées d’une feuille de Sopalin.

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bar-6« Le moderne est venu trop vite, répond-elle d’emblée quand on la questionne sur le look rustique de son bar. Si certains curieux aiment s’arrêter ici, c’est parce que c’est vieux et que ça ne ressemble pas aux bars de ville. » Sans enfant, Simone sait que son bistrot s’arrêtera avec elle. Idem pour Armelle à Planguenoual : « J’ai deux petits-enfants mais aucun des deux ne compte reprendre le bar. Ils ne pourraient pas en vivre de toute façon. »

Des petits bars ruraux qui font figure d’espèces en voie de disparition. En Bretagne, 3 500 débits de boisson ont baissé le rideau en même pas 30 ans. Sur les 7 000 troquets qui existaient en 1987, il en restait à peine la moitié en 2014, lors du dernier décompte de l’Insee. « Il y a une vraie urgence à témoigner car c’est un monde qui disparaît sous nos yeux, s’inquiète Pascal Le Liboux, auteur de deux tomes de Bistrot Breizh, un récit de voyage des rades de campagne. C’est un musée encore vivant, mais plus pour longtemps. »

« Plus qu’un métier, un mode de vie »

Sylvain Bertrand, qui y est aussi allé de son road book intitulé Bistrots, rades et comptoirs, récit d’un tour de Bretagne, reconnaît la subtilité d’une telle recherche aujourd’hui. « Ce patrimoine est rare et pas toujours perçu comme quelque chose de précieux par les riverains. Durant notre expédition, on nous dirigeait parfois vers des PMU sans âme en oubliant de nous indiquer les quelques trésors d’authenticité qui perdurent mais qui sont tellement loin des circuits touristiques, voire des lieux de vie tout court. »

Un constat également partagé par le photographe Gilles Pouliquen, co-auteur avec le journaliste Gérard Alle de l’ouvrage Commerces de campagne paru en 2002. « C’est un monde révolu. La majorité des rades présents dans le bouquin ont depuis disparu. Il s’agissait de bistrots généralement tenus par des vieilles dames qui, à mon avis, ne gagnaient pas d’argent avec. Plus qu’un métier pour elles, c’était un mode de vie. Elles le faisaient car elles n’avaient fait que ça toute leur existence. Toutes avaient conscience de faire partie des dernières résistantes, elles savaient que c’était la fin d’une époque. »

« Boire, ce n’était pas juste une question d’alcool »

L’implacable diminution du nombre de ces rades à l’ancienne va aussi de pair avec la désertification rurale, en centre-Bretagne notamment. Les contrôles biniou n’ont pas non plus arrangé les choses. Les modes de consommation ont également pas mal changé. « La culture bistrot se meurt, regrette Jean-Pierre Provost, patron du Ty Anna, à Plouyé, pas loin de Carhaix. Aujourd’hui, les gens préfèrent rester chez eux. Et les jeunes boivent dehors. Ce n’était pas le cas il y a vingt ou trente ans : cela se faisait au bar. C’était une autre philosophie. Tu apprenais avec les anciens. Boire, ce n’était pas juste une question d’alcool. »

bar-13À la tête de ce café depuis 1992, anciennement tenu par sa mère et ses grands-parents, ce garçon de 58 ans aux (derniers) cheveux longs est aujourd’hui l’unique commerçant sur la place centrale du village. « Dans les années 80, y avait neuf bistrots dans le bourg. On comptait même une discothèque ! Aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir. »

Dernier véritable lieu de proximité dans la commune, le Ty Anna fait aussi épicerie. « C’est surtout du dépannage : une bouteille d’huile, un paquet de chips, un pot de confiture, du pain… » Ce que passeront acheter quelques clients durant ces quelques heures passées là-bas, alors qu’une poignée d’hommes squattent le comptoir le temps d’un demi ou d’une tasse de café (soluble).

Le tout dans un décor que vous avez peu de chance de retrouver à Maisons du Monde : photos de clients qui tapissent le moindre bout de tapisserie, poster grandeur nature de Renaud (époque cheveux longs, perfecto et bandana rouge), autocollants bretonnants et quelques affiches collector comme celle d’un festival de folk irlandais datant de 1978. « Ça plaît ou ça plaît pas mais j’aime ce que dégage mon bar. Il y a du vécu. Je dirais pas qu’il a une âme car ça fait un peu curaille, mais c’est l’idée. »

bar-11De quoi ravir le photographe Gilles Pouliquen : « J’aime les bistrots qui n’obéissent à aucune mode. Quand on voit les chaînes de café qui se ressemblent toutes qu’on habite à Brest, Paris ou Marseille, ça me désole. Cette uniformisation me glace. Sans parler de leur esthétique abominable : du faux bois, du faux cuir, du plaqué… Ce sont des lieux neutres. »

Comme à Plouyé, un café subsiste vaille que vaille à Maël-Pestivien, commune du pays de Callac d’à peine  500 habitants. Un troquet qui a la particularité de faire aussi… garage. Chez les Simon, Camille répare voitures et tracteurs tandis que sa femme Yolande est au comptoir. « C’est le dernier commerce du village, annonce cette sexagénaire, ancienne institutrice à Guingamp, venue il y a quelques années succéder à sa belle-mère au café. C’était un bistrot-forge aux origines, la mécanisation l’a transformé en café-garage il y a 56 ans. Le bar est resté en l’état, on a seulement changé le zinc qui se dégradait. L’activité bar n’est bien sûr pas viable mais j’aime bavarder et me dire que c’est important qu’on maintienne l’activité tant qu’on peut la garder. »

bar-16Ici, on vient rigoler en breton autour d’un verre de rouge ou d’une Amstel, et accessoirement remplir le réservoir du Massey Ferguson. La déco ? Des photos jaunies de moto-cross, un ruban attrape-mouches, un panneau en liège où des post-its servent d’ardoises (« Jacky 3,20 », « Suzie 20 », « Philippe 2,20 + 2,20 + 2,20 +7 »…) : hé ouais, à la campagne, la maison continue de faire crédit. Chaque jour, Yolande dénombre « une trentaine de clients » de l’ouverture à 7 h 15 jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à servir, « parfois 19 h, parfois 23 h s’il le faut ».

Même quand le dernier client de la journée prend tout son temps pour déguster sa bière, pas question de le presser dans ces lieux d’un autre espace-temps. « Ce sont des endroits où il peut parfois ne rien se passer mais c’est toute la force poétique du truc, philosophe Sylvain Bouttet, auteur il y a quelques années de Café Bouillu, un documentaire sur le sujet en forme de road-trip XXL (« 15 000 bornes en six mois, presque exclusivement dans le 22 »). Pour certains clients, ce sont des lieux de retraite : s’assoir dans la pénombre, seul, au frais, à siroter pendant des heures un bock tiède. »

« Une parenthèse dans le quotidien »

Une démarche quasi spirituelle, remplacée par de la convivialité dès qu’un autre client débarque. « Les vieux cafés sont des lieux où on peut rencontrer toutes sortes de gens, à la différence des bistrots culturels qui se développent à la campagne, type bar-librairie, observe Gilles Pouliquen. Dans les troquets à l’ancienne, on peut y rencontrer un ouvrier, un paysan, un étudiant, un prof… Tous conversent ensemble autour du bar. »

Son collègue Gérard Alle poursuit : « C’est une parenthèse dans le quotidien, entre le boulot, les gosses à aller chercher à l’école et les courses au supermarché. On entend constamment les gens dire qu’ils n’ont pas le temps. Là, c’est prendre le temps de vivre, de rencontrer, de causer… C’est devenu un luxe, alors que ça devrait être normal. Qu’est-ce que la vie si on ne s’offre pas ces parenthèses ? »

Si ces joyeuses appartés se font de plus en rares au Ty Anna à Plouyé, reste les souvenirs. Ceux de la grande époque où le bar refaisait le monde, carburait à la Coreff jusque tard dans la nuit et accueillait les jeunes qui partaient en piste. « J’ai en mémoire des soirées où c’était rempli du comptoir jusque là-bas, indique Jean-Pierre en pointant du doigt le fond de sa boutique. On a eu du beau monde ici : Gilles Servat, Alan Stivell, Glenmor, venus comme simples clients. Et même Youenn Gwernig (poète breton, ndlr) qui passait ses coups de fil ici parce qu’il n’avait pas de téléphone chez lui. »

bar-15Une nostalgie que l’on retrouve également chez Bernard Nadotti, 62 ans, patron de l’estaminet La Pomme situé au Bois de la Roche, un hameau de la commune de Mauron dans le Morbihan. « Les années 90, c’était les meilleures. Tôt le matin, on avait les jeunes qui rentraient de boîte. Après le déjeuner, des gens passaient prendre le digestif. Et, en fin de journée, on avait les clients de l’ancien camping naturiste, installé de l’autre côté de la route, qui venaient boire un coup. Habillés bien sûr ! », se marre cet ancien cuistot.

Vingt ans plus tard, l’ambiance est moins funky (« là il est 17 h, j’ai juste eu deux clients avant vous aujourd’hui ») et les horaires du bar sont devenus variables (« si j’ai besoin d’aller faire des courses ou si j’ai un rendez-vous, j’hésite pas à fermer »).

La premier concert français de Franz Ferdinand

Si la conjoncture n’est pas vraiment synonyme de teuf pour les rades de campagne, tous les établissements ne sont pas non plus moribonds. Certains bars ruraux ont su se réinventer en montant en gamme (via le label “Café de Pays” notamment) alors que d’autres campent sur leur position old school. Vieux et cool à la fois, comme un Jean Rochefort.

C’est le cas du Momo Club, toujours à Mauron. Un bar tout en lambri du centre-bourg, qui a eu droit à son petit moment de gloire (un article dans Les Inrocks !) en ayant été le théâtre du premier concert en France des Franz Ferdinand en 1997. « En fait, ça s’appelait pas encore Franz Ferdinand à l’époque mais The Karelia », corrige le patron, Maurice Monvoisin.
bar-17-renan-peronDans les nineties, le festival “Ils ne Mauron pas” flaire les bons groupes, principalement venus d’Écosse : Arab Strap, Mogwai et donc le jeune Alex Kapranos, marqué par l’atmosphère du Momo Club. À tel point que toute la bande de zicos, devenus des rock stars depuis, reviendra dans la commune pour un concert anniversaire. C’était en novembre dernier pour les besoins d’un docu sur Franz Ferdinand intitulé Lost in France.

« J’étais à la porte. Une vraie émeute malgré le fait que c’était censé être un concert secret. Kapranos était content de revenir. Il a trinqué au whisky, qu’il a payé », raconte le patron, par ailleurs sacré en 2008 meilleur vendeur de bière Duvel dans toute la France. « À 3 euros le verre, tu penses… J’en ai vendu jusqu’à 177 en un soir, les gens dormaient dehors après la fermeture. On avait aussi l’habitude des soirées Apéricubes : une pyramide de fromages, le premier qui la faisait tomber payait sa tournée. »

« Mes premiers clients, c’était mes potes »

Si l’âge d’or est passé, Momo continue d’accueillir du monde. « Des jeunes, des vieux, pour les soirées foot… Par contre je ne fais plus de concert. à 56 ans j’ai passé l’âge et j’apprécie de prendre du temps pour aller pêcher. »  Pas vraiment le cas à La Fontaine. Niché au bord de la départementale D40, à Saint-Péran dans le 35, ce café organise un concert par semaine. Et ce, toute l’année, avec une préférence pour le métal et le punk. Du genre à détonner dans ce bourg de 382 habitants.

« On a déjà eu Mass Hysteria, les Ramoneurs de Menhirs quatre fois… Des soirs avec 20 personnes, d’autres où c’est blindé, à plus de 150 dans le bar », s’amuse Patrick Gouevy, 52 ans aujourd’hui. Il en avait 28 quand il a acheté le bistrot à « une dame qui était restée au comptoir de ses 18 à ses 78 ans sans jamais fermer. Elle faisait épicerie aussi, ça marchait bien ».

dsc_0557Reprendre un bar à la campagne ? Un « rêve d’enfant » pour ce natif d’Iffendic, commune voisine du pays de Brocéliande. « C’était celui-ci ou rien, un coup de cœur. J’avais pas de maison, je me suis dit que ça m’en fera toujours une. Mes premiers clients, c’étaient mes potes. » L’épicerie cède sa place à une scène bricolée artisanalement. « J’ai retapé un peu le bar aussi mais sinon c’est tout resté en l’état depuis 1992. » Y compris les rangées de K7 démo envoyées par les groupes voulant se produire à La Fontaine.

« Tiens, celle-là c’est celle de Caravage, le premier groupe de Gaëtan Roussel, avant Louise Attaque. » Les groupes viennent souvent jouer sans cachet. « Faut être un peu fou et passionné pour faire ça. Je parle de moi comme des musiciens d’ailleurs. Ils viennent contre la promesse d’une bonne soirée, d’un repas chaud et de bières. D’ailleurs en parlant de bière, vous en revoulez une ? » Allez, banco.

Julien Marchand
et Régis Delanoë
Photos : Bikini et Renan Peron (Alex Kapranos au Momo Club)
Paru dans BIKINI#28