NÉ À LA FIN DES SEVENTIES DANS LE NORD-FINISTÈRE, ELIXIR A ÉTÉ LE PREMIER GROS FESTIVAL FRANÇAIS. DES BABOS AUX PUNKS, ON VOUS RACONTE SON HISTOIRE.
Été 1979. Flashback. Les grands de ce monde se nomment Giscard, Carter, Brejnev et Thatcher. Starmania cartonne à Paris, tout comme Apocalypse Now à Cannes et Bernard Hinault sur les routes du Tour. La Simca Horizon est élue voiture de l’année. Michael Jackson est noir et bien portant. Le disco est à son sommet. Le punk se développe. Le mouvement hippie commence à décliner. Le Woodstock originel a dix ans. Et celui que les médias nommeront plus tard le « Woodstock breton » connaît sa première édition à Irvillac, à une vingtaine de bornes de Brest. Pour sa première année, le festival Elixir réunit une dizaine de milliers de personnes les 14 et 15 juillet en pleine cambrousse, dans la folie douce de ce contexte des seventies déclinantes.
Une pop star alcoolique
« La concrétisation d’un rêve de gosse », se souvient un de ses créateurs, Gérard Pont. À l’époque, c’est d’ailleurs encore presque un gamin. À 22 ans, une formation en école de commerce en poche, il effectue déjà quelques extras dans l’organisation de concerts à Brest. « En 1978, les cousins Pierre et Jean-Paul Billant, qui avaient monté leur propre asso culturelle du côté de Landerneau, prénommée Elixir, sont venus me voir pour me soumettre leur projet d’organiser un festival populaire dans la région. »
L’attelage à trois têtes tient la route : aux cousins, issus du milieu agricole, de trouver le lieu et de vendre le projet aux autorités locales ; à Gérard, fin gestionnaire et bon communicant, de convaincre les artistes. Il se rend en Angleterre et démarche les agents, au bluff. « J’avais Neil Young et Dylan en tête. Problèmes : la Bretagne était complètement excentrée des tournées, il fallait payer à l’avance alors qu’on n’avait pas d’argent et j’étais encore inexpérimenté. »
En effet, pas de grand nom à l’affiche de ce premier millésime, si ce n’est le guitariste britannique John Martyn, « une pop star alcoolique, prétentieuse et autoritaire », d’après le compte-rendu de l’émissaire de Rock & Folk, qui consacre près de deux pages à ce qu’il considère comme « le festival le plus poussiéreux auquel il m’ait été donné d’assister depuis bien longtemps ». Un événement. « Le seul grand festival de rock en France à l’époque », rappelle Gérard Pont.
Les artistes jouent sur une scène aux allures de petites cahutes en bois bricolée à la hâte, devant un public sagement assis dans un pré en pente. C’est encore la préhistoire des manifestations de ce genre. « Des élus avaient même demandé que garçons et filles soient séparés dans le camping, pour vous remettre dans le contexte… »
Le joint du matin
Franck Darcel, qui avait créé Marquis de Sade à Rennes deux ans auparavant, se souvient de cette « époque marquante » de l’émergence de la musique rock en Bretagne. « Il y avait déjà eu un précédent à Loudéac au début des années 1970 (festival Pop Loudéac, voir encadré), mais Elixir a vraiment été le premier gros événement dans la région, l’occasion rare de pouvoir assister à des concerts de groupes anglo-saxons. »
L’année d’après, les organisateurs sont contraints de plier bagages, direction Plounéour-Trez, sur les bords de la Manche, dans le nord-Finistère. Une édition vécue les pieds dans l’eau, avec Donovan et Murray Head en têtes d’affiche.
Troisième édition en juillet 1981 et troisième déménagement pour la bande d’Elixir, qui débarque cette fois à Plomodiern. Une année marquée par la présence du groupe America. Un premier gros coup. « On l’avait fait venir spécialement des États-Unis, toute une histoire », se rappelle Gérard. Les auteurs du fameux tube A horse with no name jouent d’ailleurs les deux soirs. Présent pour immortaliser les festivités, le photographe rock Pierre Terrasson préfère, lui, s’attarder sur l’ambiance générale des lieux avec, s’amuse-t-il, « un coin boisson particulièrement bien fourni » et la présence « de petits groupes épars et hagards, allumant leur premier joint du matin ».
C’est à partir de 1982, sur les dunes de Saint-Pabu, qu’Elixir devient « le must estival des amateurs de rock en France », dixit Rock & Folk, qui ose un « qui a dit que nous étions en Bretagne ? Nous sommes en Californie ».
LSD Football Club
La programmation a de l’allure : Leonard Cohen, Joan Baez, Joe Jackson, Randy California, Jimmy Cliff, Echo & The Bunnymen… « C’était un Woodstock breton, estime Jacques Abalain, un proche des organisateurs et bénévole de la première heure. Le lieu était magnifique, l’affiche de qualité, l’organisation était rodée et en plus il faisait beau. »
Emmanuel Yvon, aujourd’hui directeur de France Bleu Breizh Izel, couvre, lui, l’événement pour France 3 Bretagne. Une première. « La télé régionale et le journalisme local en général ne montraient jusqu’alors que très peu d’intérêt pour les cultures émergentes. Mais dans la foulée de l’apparition des Transmusicales à Rennes, on s’est mis aussi à couvrir Elixir. Il y avait beaucoup de curiosité autour de ce festival, avec cette ambiance si singulière : mi-village breton, mi-Woodstock. »
Dans son compte-rendu de la manifestation, le journaliste de Rock & Folk parle quant à lui du public – près de 40 000 personnes – comme d’un « mélange hétéroclite de babas pas si avachis que ça et de punks purs et durs… »
Signe des temps, ces derniers prennent petit à petit le dessus, après les débuts folk de la manifestation. En 1983, un Joe Cocker old school croise deux chefs de file de la nouvelle scène anglaise, les Undertones et les Stranglers.
Puis l’année suivante, Nina Hagen, Fela Kuti, Orchestral Manœuvre in the Dark, les Stray Cats, Ian Dury et Kim Wilde se retrouvent sur la même affiche. Dans la foule, une jeune fille de 15 ans, Guillemette Ealet, rêve les yeux ouverts. « C’était mon premier festival rock. L’état d’esprit était incroyable, avec une sensation de liberté totale. En trois jours, je n’ai pas vu un seul flic ! À côté des stands de frites, les barrettes de hash et de libanaise étaient en vente libre. On campait dans les dunes, avec les Anglais débarqués des ferrys, c’était la fête tout le temps. »
De cette édition, Jacques Abalain se rappelle qu’il était bénévole, « en charge de la sécu backstage, avec le club de foot, qui s’appelait le LSD : Loisirs, sports, détente… » La prestation de Fela Kuti – « de 4h à 10h du matin », d’après les souvenirs de Guillemette – et le show de l’héroïne punk Nina Hagen sont particulièrement inoubliables.
L’édition d’après, en 1985, l’adolescente est encore présente pour ce qui s’appelle désormais RockScène (Gérard Pont : « On avait oublié de déposer le nom d’Elixir et on n’avait plus le droit de l’utiliser. »). Deux références du punk sont annoncées : les Clash et les Ramones. Mais ces derniers déclinent l’invitation au dernier moment, remplacés au pied levé par des Fuzztones bien moins cotés.
Crête en berne
La cause ? « Un match de baseball qu’ils ne voulaient pas manquer », d’après les sources officielles. Patrick Joly, un jeune festivalier parti de Rennes en R12, n’apprend la nouvelle qu’une fois sur place. « On parlait de problèmes de santé, de douane… Il était même question que Joey Ramone doive rester aux USA parce qu’il allait se présenter à des élections. » De son côté, Guillemette se rappelle surtout de la déception des fans, « des keupons bien énervés, qui faisaient tomber les barrières ». « Il a fallu les gérer, c’était pas des tendres », euphémise Gérard Pont.
Reste tout de même les Clash, qui jouent là leur avant-dernier concert d’avant split, avec Strummer mais sans Mick Jones. Un souvenir ? Guillemette : « L’immense nuage de poussière devant, à cause du pogo, alors que le groupe avait à peine joué les premières notes. » Patrick Joly abonde : « Je me disais qu’ils n’allaient pas tenir en apnée très longtemps devant. Au bout d’un moment, on en voit effectivement repasser derrière, le visage cyanosé, les yeux rougis et la crête en berne. »
En berne aussi, les organisateurs, poursuivis par le Fisc. « Il y avait un problème de statuts et on a ignoré les courriers. Du coup, les impôts se sont pointés à tous les points de vente pour nous confisquer la recette. » Gérard Pont l’admet, « on était doué pour faire venir du monde, mais pas pour l’administratif ». Une dernière édition aura lieu en 1986, mais le flop est total, malgré l’affiche alléchante (The Damned, Killing Joke, Siouxsie & the Banshees…).
Gérard assume : « J’avais eu la mauvaise idée de vouloir organiser la chose à Brest, au stade Francis Le Blé, le mal nommé. Je n’avais pas saisi l’importance du cadre naturel pour les festivaliers. » Jacques Abalain, co-organisateur cette année-là, complète : « À l’époque, c’était le retour de la droite au gouvernement, avec Pasqua ministre de l’Intérieur. Le tour de vis sécuritaire était infernal. L’entrée au stade se faisait entre deux rangées de CRS, le public a refusé de se plier à ce petit jeu. » Fin de l’histoire au goût amer. Gérard : « On s’est retrouvé avec chacun 250 000 francs de dettes. Quand on a 30 ans, c’est dur. »
La leçon leur aura néanmoins servi, de même que l’aventure, puisqu’aujourd’hui, Jacques Abalain est gérant de sa boîte de prod (Diogène, basée à Brest). Quant à Gérard Pont, il est à la tête d’un des plus importants festivals français : les Francofolies de La Rochelle.
Régis Delanoë
(photos : Philippe Andrieu, Gérard Pont et Pierre Terrasson)